L’agriculture, une chance pour la planète, selon le pape François

Fête agriculture

Mgr Pierre d’Ornellas était invité, le samedi 20 août 2016 à Saint-Brieuc-des-Iffs, par Les Jeunes Agriculteurs d’Ille-et-Vilaine pour donner une conférence et célébrer la messe de la Fête départementale de l’agriculture.

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L’agriculture, une chance pour la planète, selon le pape François

En donnant aujourd’hui une conférence à l’occasion de la fête départementale de l’agriculture, je viens comme témoin d’une passion. C’est la première raison car cette passion est la plus immédiate et la plus facile à constater. En effet, dans les diverses rencontres que je peux avoir avec des groupes d’agriculteurs, je suis toujours étonné d’entendre une passion qui transparaît dans les échanges : pour faire bref, je dirais qu’il s’agit d’une passion pour le vivant, pour la terre vivante d’où poussent les végétaux et qui nourrit les animaux, et pour ces vivants particuliers avec leurs rythmes et leurs lois propres de vie. Cette passion est d’autant plus visible qu’elle émerge au milieu des difficultés administratives et économiques que traversent différentes filières agricoles, au milieu de difficultés – parfois dramatiques – que subissent certains agriculteurs.

Je viens aussi en étant porteur d’un message qui est celui de l’Église. C’est un message d’encouragement pour le métier de paysan ou d’agriculteur, que je préfère appeler « cultivateur ». L’Église a toujours considéré avec encouragement ce métier au point de prendre dans le passé une décision que le pape François qualifie de « révolutionnaire », comme nous le verrons. Selon l’Église, ce métier a besoin d’être considéré par l’ensemble de la société car il est unique et nécessaire : ce sont les « cultivateurs » qui produisent les aliments dont nous avons tous besoin pour vivre. Ils en ont même reçu la mission par une société qui se doit de les soutenir. De même que la société confie aux soignants la mission de soigner et, si possible, guérir nos malades, de même notre société confie la terre aux agriculteurs et aux paysans pour qu’ils la « cultivent » afin que tous les humains puissent manger à leur faim.

Je viens enfin en croyant en Dieu, « le Père tout puissant, Créateur de l’univers visible et invisible », comme les chrétiens l’affirment dans notre Credo. Là est la raison la plus profonde de ma présence parmi vous. La foi en Dieu donne une lumière particulière sur le métier d’agriculteur, à tel point que le chrétien ne peut pas ne pas aimer celles et ceux qui travaillent pour produire la nourriture des hommes. Non seulement, elle donne sens et force à la passion dont je parlais, mais elle pousse aussi l’ensemble des acteurs des filières agricoles à dialoguer entre eux pour trouver ensemble les voies les meilleures qui respectent le vivant et assurent une « agriculture durable et diversifiée », selon l’expression que reprend le pape François[1].

Je m’appuierai sur le texte que ce Pape a donné le 25 mai 2015, il y a un peu plus d’un an, et qui traite de l’écologie, ou, plus précisément, de « la sauvegarde de la maison commune ». Ce texte s’appelle Laudato Si’, car il commence par citer le chant de saint François d’Assise : « Loué sois-tu, mon Seigneur, pour sœur notre mère la terre, qui nous soutient et nous gouverne, et produit divers fruits avec les fleurs colorées et l’herbe. » « Loué sois-tu » se dit en italien Laudato Si’. Il est bon de remarquer le regard de saint François : la terre nous « soutient » ! Grâce à elle, nous sommes soutenus parce que nous sommes tenus par elle, mais aussi parce qu’elle est notre terre nourricière. La terre nous « gouverne » ! Elle est une école de vie pour ceux qui veulent bien écouter son message.

L’Église est habitée par une grande espérance dont je voudrai être le témoin ici pour la communiquer à tous. Cette espérance ne se vit pas sans courage. Mais la passion, qui anime les agriculteurs, et la foi en Dieu donnent ce courage pour être des « cultivateurs » habités par la vraie joie que procure le travail accompli en harmonie avec la nature qui nous est donnée pour que nous la recevions avec respect et admiration.

 

1. Écouter la terre vivante et le vivant qui n’ont pas dit leur dernier mot

L’outil principal de l’agriculture est la terre avec son sol vivant. Tout dépend de lui pour que la nourriture soit produite. Sur le sol de notre planète, beaucoup de considérations devraient être faites. Il n’a pas la même potentialité selon les régions du monde, ni même selon les régions de France. Cependant, en Bretagne, il est possible de parler des richesses potentielles du sol qui y est divers. Il est un être vivant et donne de la vie. L’étude de ce sol apprend quelle est sa manière de vivre et comment il garde sa richesse énergétique. Avec la vie des organismes qui y sont présents et des plantes qui y poussent, il contient en lui-même un écosystème vivant avec une biodiversité qui lui est propre selon la région. Tout cela est essentiel à considérer pour ne pas épuiser le sol et le rendre impropre à l’agriculture. Travailler le sol de telle sorte qu’il ne devienne pas un désert et qu’il demeure un être vivant avec sa richesse potentielle, appartient à « l’agriculture durable et diversifiée ».

Plus nous l’étudions, plus nous découvrons ses potentialités et plus nous savons quels justes apports nous pouvons lui faire afin qu’il demeure naturellement un sol nourricier. S’émerveiller devant cet outil de travail qu’est la terre, c’est le protéger pour qu’il continue à servir aux générations qui viennent. C’est aussi transmettre un savoir-faire qui s’améliore de génération en génération afin que ce sol garde ses potentialités de donner vie et qualité de façon durable.

Pour étudier ce sol, les scientifiques sont précieux et donnent d’utiles renseignements qui sont les fruits de leurs découvertes. Mais l’observation journalière des agriculteurs qui sont sans arrêt sur ce sol est indispensable. Il existe une familiarité entre l’agriculteur et son sol. Elle se tisse année après année, saison après saison. Elle permet à l’agriculteur de connaître sinon ce sol, du moins ses réactions, un peu comme on connaît un « frère ».

Nombreux sont les agriculteurs qui sont habités par le respect de l’environnement et du vivant, et qui veulent travailler leur sol de telle sorte qu’il demeure un outil durable de travail. Le pape François les encourage quand il nous invite à contempler cette terre sur laquelle nous travaillons. Je le cite : « Si nous nous approchons de la nature et de l’environnement sans cette ouverture à l’étonnement et à l’émerveillement, si nous ne parlons plus le langage de la fraternité et de la beauté dans notre relation avec le monde, nos attitudes seront celles du dominateur, du consommateur ou du pur exploiteur de ressources, incapable de fixer des limites à ses intérêts immédiats[2]. »

Le pape François est audacieux quand il parle d’une « fraternité » entre l’homme et le monde de la nature. Il décrit cependant une attitude juste. Je me souviens d’un agriculteur m’emmenant dans ses champs et me montrant avec émotion et joie ce qui y poussait. Il m’est apparu fier de ses champs, surtout qu’il venait de faire un virage à 180 degrés quand, sous l’influence de son fils, il a décidé de cesser la culture purement intensive pour écouter ses sols, les respecter en considérant leurs potentialités naturelles et en les favorisant.

 

2. Cultiver et garder : une des missions les plus nobles de l’homme

Si on aborde ainsi la terre vivante, alors on ne se comporte pas en un exploitant dominateur qui imposerait sa propre manière de faire au sol. On n’est plus un « exploitant » agricole, mais on devient un « cultivateur ». C’est le mot que l’on trouve au début de la Bible et que le pape François rappelle[3].

Le peuple hébreu qui a longtemps vécu dans un sol difficile voire hostile, le désert de sable et de roche, a longtemps observé cette terre où il lui fallait vivre. De son observation patiente au long des années, il en a tiré une leçon : le sol est à « cultiver » et à « garder », lisons-nous dans la Bible (Genèse 2,15). Il est étonnant que le mot hébreu (ˮâvad) utilisé pour dire « cultiver » se traduise aussi par « servir ». Quant au mot hébreu (shâmar) que nous traduisons par « garder », il signifie aussi « observer » ou encore « veiller ». Selon le sens de ces mots en français, on imagine assez quelles minutieuses observations et quelles patientes veilles il a fallu aux hébreux habitant ou pérégrinant sur un sol apparemment hostile pour arriver à « servir » ce sol afin qu’il produise la nourriture dont ils avaient besoin pour vivre !

Nous sommes loin du temps des hébreux au désert ! Les techniques ont grandement et heureusement amélioré notre pouvoir sur la nature. Ces deux derniers siècles, elles ont grandi à une vitesse extraordinaire depuis l’invention de l’électricité. Elles ont engendré une activité intense et de plus en plus rapide. Elles sont à l’origine d’immenses bienfaits qu’il serait long d’énumérer. Mais elles ont aussi favorisé une agriculture intensive qui a permis une production en grande quantité, ce qui était sans doute nécessaire après la guerre mais au détriment de la qualité par la suite. On s’aperçoit maintenant que ces techniques n’ont pas toujours « servi » le sol parce qu’elles n’ont pas toujours été issues d’une observation attentive de ce sol. Elles ont plutôt contribué à le « dominer » sans respecter sa vie.

Le pape François fait une remarque qui mérite d’être entendue. En évoquant le pouvoir de la technologie qui domine tout, il parle de l’homme, « comme s’il se trouvait devant quelque chose d’informe, totalement disponible pour sa manipulation ». Or précisément, la nature n’est pas si manipulable que cela. Elle n’est pas « quelque chose d’informe », car elle a une vie propre qui a sa valeur en elle-même. Le Pape insiste souvent sur « la valeur propre » de chaque élément de la nature[4], ce qui « implique, souligne-t-il, la redécouverte et le respect des rythmes inscrits dans la nature[5] ».

Il apporte une précision importante pour discerner notre comportement. Sommes-nous dans une attitude qui consiste à « servir » le sol vivant pour qu’il produise le meilleur de lui-même, ou dans une attitude qui « utilise » le sol en estimant que l’homme peut l’exploiter comme il l’entend[6] ? Le « cultivateur » ne cherche donc pas à « utiliser » la nature à son profit, mais à « servir » sa valeur propre pour qu’elle assure sa mission de nourrir avec qualité. On le sait, bien nourrir les animaux, c’est bien nourrir les hommes. Et bien nourrir les animaux provient de la qualité du sol. Bien sûr, au respect de la terre et de l’environnement s’ajoute évidemment le respect de l’animal et de ses rythmes propres.

C’est ainsi que le pape François, dans un regard global sur le monde, évoque comme deux époques : celle avant la puissance des techniques qui correspond à l’époque de nos grands-parents ou de nos arrières grands-parents ; et celle d’aujourd’hui où la technologie semble régner en maîtresse presque absolue. Je le cite : « Il s’agissait de recevoir ce que la réalité naturelle permet de soi, comme en tendant la main. Maintenant, en revanche, ce qui intéresse c’est d’extraire tout ce qui est possible des choses par l’imposition de la main de l’être humain, qui tend à ignorer ou à oublier la réalité même de ce qu’il a devant lui. Voilà pourquoi l’être humain et les choses ont cessé de se tendre amicalement la main pour entrer en opposition[7]. » Tendre la main ou imposer sa main, voilà toute la différence ! Le pape François note alors : « La relation, harmonieuse à l’origine entre l’être humain et la nature, est devenue conflictuelle[8]. »

Face à ce constat sur la situation globale dans le monde, l’agriculture en Bretagne peut donner l’exemple en montrant ce que signifie aujourd’hui « tendre la main » à la nature ou laisser la nature nous « tendre la main ».

 

3. Oser être responsable et audacieux

Pour réduire cette opposition conflictuelle, le pape François nous encourage à « cultiver et à garder » la terre, à en prendre soin. Elle est un don qui nous est fait et qui préexiste à notre naissance et à notre activité[9]. C’est elle qui nous accueille. Ce n’est pas nous qui la fabriquons. Elle est offerte à notre admiration ; je n’hésiterai pas à dire : à notre contemplation. Il est beau de savoir prendre le temps d’observer, d’admirer, de contempler cette nature vivante qui nous est offerte et qui recèle tout à la fois de grands secrets et une grande beauté. Plus nous la découvrons, plus nous sentons monter en nous un étonnement admiratif, une joie à la « garder », à la « servir ». Plus que cela, nous découvrons avec joie la responsabilité qui est la nôtre : « servir » une réalité aussi complexe, aussi riche, aussi vivante, aussi harmonieuse et surprenante, quelle belle mission pour le « cultivateur » !

« Cette conviction, écrit le pape François, ne peut être considérée avec mépris comme un romantisme irrationnel, car elle a des conséquences sur les opinions qui déterminent notre comportement[10]. » En effet, l’admiration et la contemplation de la nature habitent celui qui y travaille avec ardeur. Plus il y travaille, plus il la contemple ; plus il la contemple, plus il a de l’ardeur pour la travailler en la servant. Il ne s’agit donc pas du romantisme du poète qui, lui, ne peine pas dans le travail agricole de la terre.

Cette nature, qui nous est donnée, est en même temps fragile. Si la terre est fragile, elle a besoin d’être protégée, gardée. Telle est notre responsabilité à tous, qui est en vérité, pour leur part à eux, la belle responsabilité des « cultivateurs ». La nature n’est pas en soi un absolu qu’il faudrait respecter sans y toucher. Elle a au contraire besoin de notre activité et de notre technique pour produire son aliment de qualité. Cela ne se fait pas en nous opposant à elle, mais en lui « tendant la main », comme on tend la main à un frère, à une sœur. Nous avons mission de prendre soin de nos sols exactement comme on prend soin de quelqu’un de fragile.

Ici, les contrôles sont sans doute nécessaires, mais ils engendrent une lourdeur administrative ainsi que du stress, voire de l’angoisse. Comment les conduire pour qu’ils soient davantage une aide aux agriculteurs plutôt qu’un principe de sanctions, et qu’ils témoignent de la reconnaissance que la société leur doit, puisque nous pouvons tous manger à cause des agriculteurs qui « cultivent et gardent » la terre ? Comment ces contrôles expriment-ils le merci de la société qui donne mission aux « cultivateurs » de « servir » et « garder » la terre ? Peut-être faudrait-il envisager des contrôles qui soient davantage sur le résultat que sur les moyens.

Si la terre est fragile, nous-mêmes, nous sommes fragiles ! La puissance de la technique pourrait nous laisser dans l’illusion vis-à-vis de nous-mêmes. Souvent, nous nous cachons derrière la technique toute-puissante afin d’éviter de voir nos fragilités. Aucun de nous ne sait avec certitude prendre soin de la terre et de nos sols en le faisant seul, de façon solitaire. Aucun de nous n’a la méthode assurée qui garantisse la durabilité du sol et la qualité de sa production, et qui s’imposerait à tous les agriculteurs.

En raison même de notre fragilité, nous avons besoin d’entrer en dialogue les uns avec les autres pour trouver ensemble les méthodes justes et diversifiées qui « cultivent et gardent » notre terre. Ce dialogue n’est pas simplement une discussion où chacun reste sur sa position, ce qui aboutirait à un dialogue de sourds. Ce dialogue est une recherche menée ensemble où l’écoute mutuelle nous transforme tous pour être davantage dans l’écoute de la terre et pour la « servir » le mieux possible. Ce dialogue est à mener non seulement entre différents types d’agriculture, mais aussi avec les scientifiques et avec des sages qui ont compris le message de la terre. La diversité est gage de réussite, pourvu que le dialogue existe.

Ce dialogue invite à confronter son expérience à celle des autres, il conduit à une certaine modestie et sort de l’isolement. Il est la condition pour que chaque « cultivateur » soit vraiment audacieux en trouvant de nouvelles méthodes, et soit courageux pour les mettre en œuvre. Grâce au dialogue, il est possible de sortir du mythe de la toute-puissance technologique et de la domination de la terre, et de passer à une collaboration avec la terre, en permettant que chaque « cultivateur » ose prendre les décisions qu’il estime les meilleures pour l’exploitation agricole qui est la sienne. Cela donne au travail du « cultivateur » sa vraie noblesse.

J’ajoute un point sur ce travail. Il est  normal, sous peine d’injustice, que le « cultivateur » gagne sa vie et celle de sa famille grâce au travail qu’il fournit. C’est bien le moyen de reconnaître sa juste responsabilité que la société lui a confiée et qu’il a exercée pour nourrir les humains ! Pour ce « juste salaire[11] », il faut évidemment un dialogue entre tous les acteurs des filières agricoles, depuis la production jusqu’à la consommation, et entre les divers décideurs au plan national et international.

Mais une autre réalité impose ce dialogue de façon urgente : le réchauffement climatique qui semble avoir des effets sur la météo. Celle-ci devient plus ou moins propice à de bonnes récoltes. Comme le note le pape François, « au cours des dernières décennies, ce réchauffement a été accompagné de l’élévation constante du niveau de la mer, et il est en outre difficile de ne pas le mettre en relation avec l’augmentation d’événements météorologiques extrêmes, indépendamment du fait qu’on ne peut pas attribuer une cause scientifiquement déterminable à chaque phénomène particulier[12]. »

Nous sommes tous responsables du réchauffement climatique et des conséquences météorologiques qu’il paraît induire. C’est pourquoi, il est juste que les « cultivateurs » n’en soient pas les seules victimes. Une régulation plus ajustée doit être trouvée pour compenser les pertes dues aux intempéries du climat, et pour honorer la juste responsabilité qu’exerce le « cultivateur » en faisant les choix qui permettent à la terre de produire les aliments de qualité pour bien nourrir les humains.

 

4. Dieu, Créateur

À ce dialogue, il est possible d’ajouter une autre attitude. Aujourd’hui, il devient presque évident pour beaucoup que le sol vivant et les vivants eux-mêmes ont leurs « lois internes[13] » qu’il est nécessaire de découvrir, de connaître et de respecter, en vue d’une agriculture durable. Il y a comme une énigme dans ces « lois internes » qui demeurent à découvrir toujours plus profondément pour comprendre comment fonctionnent les écosystèmes et leur biodiversité. Plus on observe, plus on est saisi d’admiration devant la complexité et le génie de ces « lois internes ». On y découvre une certaine sagesse qui déjoue nos premières réflexions.

La Bible ne cesse pas de dire que la terre vient de la sagesse de Dieu. En évoquant la mission de « cultiver » la terre, il est possible d’y joindre la foi en Dieu : celle-ci donne sens à cette sagesse que l’on découvre dans les « lois internes » des écosystèmes variés de nos sols vivants et des vivants dont nous avons la charge. La foi en Dieu donne sens au métier de « cultivateur » : ce n’est pas seulement la société – qui a fortement tendance à l’oublier – qui confie aux agriculteurs le soin de « cultiver et garder » la terre, mais c’est Dieu qui nous confie le soin de cette terre avec ses sols vivants qui donnent vie. Dieu nous donne cette terre, non pour que nous en devenions des propriétaires, mais pour que nous la « servions » en servant nos frères et sœurs qui ont légitimement le droit de manger à leur faim.

Le pape François n’arrête pas de dire que « tout est lié ». Si la terre est ainsi faite avec sa richesse admirable, c’est qu’il existe les humains avec leur propre richesse (« créés à l’image et à la ressemblance de Dieu ») qui les rend aptes à nouer un partenariat de fraternité avec la nature vivante. La foi en Dieu manifeste la belle vocation de l’homme : il lui est donné la terre non pour la dominer outrageusement ni pour la vénérer de façon stupide, mais pour la « cultiver » avec intelligence et liberté.

Écoutons le pape François : « Nous ne pouvons pas avoir une spiritualité qui oublie le Dieu tout-puissant et créateur. Autrement, nous finirions par adorer d’autres pouvoirs du monde, ou bien nous prendrions la place du Seigneur au point de prétendre piétiner la réalité créée par lui, sans connaître de limite[14]. » Parmi ces « autres pouvoirs » qui sont tous indus, je pense par exemple à la spéculation[15]. Le Pape continue : « La meilleure manière de mettre l’être humain à sa place, et de mettre fin à ses prétentions d’être un dominateur absolu de la terre, c’est de proposer la figure d’un Père créateur et unique maître du monde, parce qu’autrement l’être humain aura toujours tendance à vouloir imposer à la réalité ses propres lois et intérêts[16]. »

D’ailleurs le Pape rappelle une étape « révolutionnaire » qui a uni foi en Dieu, Père et Créateur, au travail agricole : « Au commencement, […] les moines cherchaient le désert, convaincus que c’était le lieu propice pour reconnaître la présence de Dieu. Plus tard, saint Benoît de Nurcie a proposé que ses moines vivent en communauté, alliant la prière et la lecture au travail manuel (“Ora et labora’’). Cette introduction du travail manuel, imprégné de sens spirituel, était révolutionnaire. On a appris à chercher la maturation et la sanctification dans la compénétration du recueillement et du travail. Cette manière de vivre le travail nous rend plus attentifs et plus respectueux de l’environnement, elle imprègne de saine sobriété notre relation au monde[17]. »

Ici, nous découvrons au plus haut point la responsabilité qui est la nôtre. Elle est une joie devant une si belle responsabilité qui est proposée à notre liberté : choisir ce métier – je vois des jeunes qui le font –, c’est répondre à une vocation que Dieu donne à l’homme en le plaçant sur cette terre vivante et en l’appelant à la travailler.

Voici encore un texte tiré de Laudato Si’ : « Si nous reconnaissons la valeur et la fragilité de la nature, et en même temps les capacités que le Créateur nous a octroyées, cela nous permet d’en finir aujourd’hui avec le mythe moderne du progrès matériel sans limite. Un monde fragile, avec un être humain à qui Dieu en confie le soin, interpelle notre intelligence pour reconnaître comment nous devrions orienter, cultiver et limiter notre pouvoir[18]. »

Il s’agit donc de « cultiver » de deux manières : simultanément la terre et notre pouvoir sur elle. La foi en Dieu permet de discerner comment « cultiver » notre pouvoir en connaissant de mieux en mieux les « lois internes » de la terre et en y découvrant avec admiration des « reflets » de la sagesse de Dieu[19].

 

5. L’agriculture, une prophétie de bonheur pour les urbains

Le « cultivateur » qui contemple la nature comprend qu’il a à mettre la technique à sa place pour qu’elle soit servante et respectueuse des rythmes et des « lois internes » qui habitent le sol, les végétaux et les animaux. On le sait, la nature a ses rythmes. Ils s’imposent à nous. Le « cultivateur » découvre dans ces rythmes et ces lois une école de vie qui le conduit à un certain style de vie caractérisé par une « profondeur de vie », et non par une frénésie d’une technique toujours nouvelle recherchée pour elle-même et conduisant à la superficialité. Le pape François attire notre attention sur le décalage entre le rythme de nos sociétés qui ne cessent pas de s’accélérer de façon virtuelle, voire superficielle, et le rythme biologique qui donne à la nature sa vraie réalité[20].

Le « cultivateur » aime la terre vivante, et la vie qui se manifeste dans les végétaux et les animaux. Il est possible et souhaitable de partager cet amour dans la famille, même quand l’un des conjoints travaille à l’extérieur. Il peut être dangereux en effet que l’amour de la terre et du vivant, qui appelle à une certaine « sobriété heureuse[21] », coexiste avec le stress de la vie urbaine et ses multiples sollicitations vers des objets techniques sans cesse plus raffinés et jamais suffisants, pas toujours utiles. Comme si coexistaient deux styles de vie : la saine sobriété due à la fraternité avec la nature, et le stress de la consommation vers un vide jamais comblé. Le divorce entre ces deux styles de vie risque d’être un danger qui est supprimé quand l’amour de la terre, avec le style de vie qu’elle induit, est partagé en famille. Celle-ci demeure alors heureuse, simplement mais profondément heureuse.

Il est urgent que cet amour de la terre vivante soit partagé par la société. Celle-ci verra alors mieux quelle responsabilité elle a confiée aux « cultivateurs ». On sent bien chez nos contemporains une aspiration à retrouver le rythme de la nature pour pouvoir se retrouver.

Ici, les « cultivateurs » adressent un message aux citadins. « Personne, écrit le pape François, ne prétend vouloir retourner à l’époque des cavernes, cependant il est indispensable de ralentir la marche pour regarder la réalité d’une autre manière, recueillir les avancées positives et durables, et en même temps récupérer les valeurs et les grandes finalités qui ont été détruites par une frénésie mégalomane[22]. »

Avec le voisinage de la nature et de ses rythmes, « il est possible d’élargir de nouveau le regard, et la liberté humaine est capable de limiter la technique, de l’orienter, comme de la mettre au service d’un autre type de progrès, plus sain, plus humain, plus social, plus intégral. » Ce qui a lieu par exemple, écrit le pape François, « quand des communautés de petits producteurs optent pour des systèmes de production moins polluants, en soutenant un mode de vie, de bonheur et de cohabitation non consumériste[23]. »

Le pape François est incisif dans son regard sur notre société de consommation qui devient de plus en plus urbaine et dans laquelle les gens ressentent un certain « vide ». « Les gens ne semblent plus croire en un avenir heureux, ils ne mettent pas aveuglément leur confiance dans un lendemain meilleur à partir des conditions actuelles du monde et des capacités techniques. Ils prennent conscience que les avancées de la science et de la technique ne sont pas équivalentes aux avancées de l’humanité et de l’histoire, et ils perçoivent que les chemins fondamentaux sont autres pour un avenir heureux[24]. »

Les « cultivateurs », eux qui sont en contact permanent avec la nature, n’ont-ils pas, pour une part, mission de montrer aux citadins quels sont ces chemins fondamentaux ? Écoutons encore ce texte de Laudato Si’ : « Aujourd’hui nous observons, par exemple, la croissance démesurée et désordonnée de beaucoup de villes qui sont devenues insalubres pour y vivre, non seulement du fait de la pollution causée par les émissions toxiques, mais aussi à cause du chaos urbain, des problèmes de transport, et de la pollution visuelle ainsi que sonore. Beaucoup de villes sont de grandes structures inefficaces qui consomment énergie et eau en excès. Certains quartiers, bien que récemment construits, sont congestionnés et désordonnés, sans espaces verts suffisants. Les habitants de cette planète ne sont pas faits pour vivre en étant toujours plus envahis par le ciment, l’asphalte, le verre et les métaux, privés du contact physique avec la nature[25]. »

Assurément, le style de vie du « cultivateur » qui aime la nature, qui sait la contempler et mettre à sa juste place la technique, qui unit travail et recueillement, est une indication de bonheur pour tant de personnes vivant dans les cités urbaines.

 

Conclusion : l’âme des territoires

Pour finir, je voudrais revenir au « dialogue » dont j’ai parlé. Par ce dialogue, il est essentiel que le « cultivateur » s’insère dans le territoire où il vit et travaille. Il contribue à l’équilibre et à la vitalité du territoire en proposant la « sobriété heureuse » que lui apprend le contact avec la nature. Il contribue ainsi à la juste vitalité du tissu social, il entretient les écosystèmes, il façonne des paysages.

Ce dialogue est nécessaire, car il ne s’agit pas de travailler seulement au niveau de son champ, mais aussi au niveau de l’environnement humain que sont les marchés, les filières de distribution, les consommateurs qu’il convient d’informer, et les élus qui ont besoin de connaître l’indispensable travail agricole. C’est sur le territoire que peut et doit grandir la solidarité entre les agriculteurs, en particulier vis-à-vis de ceux qui connaissent de grosses difficultés, parfois tragiques. L’Évangile est une force qui soutient cette nécessaire solidarité, car l’amour du prochain demeure une lumière éclairante pour tous.

Sur le territoire se croisent et s’enrichissent les valeurs que proposent l’Évangile dans le tissu paroissial et les valeurs que procurent l’amour de la terre et du vivant. La foi en Dieu, Père et Créateur, et le métier de « cultivateur » sont en une telle harmonie qui donne tant de joie ! Le « cultivateur » sait que l’homme peut « tendre la main » à la terre et que celle-ci aussi lui « tend la main », de telle sorte qu’il s’établisse une vraie fraternité entre la terre et l’homme. C’est grâce à cette fraternité que nous saurons sauvegarder notre maison commune qu’est notre terre[26].

Ce dialogue qui pousse aux rencontres permet de travailler non seulement en fonction du secteur de production mais en fonction du territoire. Pour cela, le « cultivateur » a besoin de s’insérer dans la vie locale et d’y témoigner de la « sobriété heureuse » à laquelle il se sent appelé avec sa famille. Le territoire en a besoin pour ne pas perdre une partie de son âme. Cela est d’autant plus important à considérer que le nombre d’agriculteurs diminue et qu’il serait facile de penser qu’ils deviennent une quantité négligeable sur le territoire. La terre à « cultiver » demeure sur le territoire. Son message est à entendre et à respecter ! Elle ne cesse pas de « tendre la main » pour que nous ayons les comportements qui soient pleinement respectueux de l’environnement. J’appelle de mes vœux ce dialogue territorial qui me paraît nécessaire et fécond pour le bonheur de tous.

 

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