Mgr d’Ornellas : « La force d’une société, c’est sa responsabilité »

Interview de Mgr Pierre d’Ornellas, recueillie par Pierre Wolf-Mandroux, publiée dans Le Pèlerin du 19 mars 2020.

Vous avez effectué, la semaine dernière, votre visite ad limina à Rome – visite quinquennale obligatoire pour tout évêque. Comment s’est-elle déroulée dans l’Italie confinée ?

Il fallait se tenir à un mètre l’un de l’autre, même avec le Pape qui nous a reçu durant 2h30. Une seule salle était ouverte pour les rencontres. Cela n’a pas empêché la joie fraternelle, et la prière sur le tombeau de saint Pierre. Mais les visites ad limina des autres évêques français et d’évêques brésiliens ont été reportées.

Êtes-vous inquiet ?

Quand je vois se multiplier les lieux d’infection, je m’interroge : quand cela s’arrêtera-t-il ? En même temps, je constate le déploiement de compétences, d’énergie et de dévouement pour soigner les personnes atteintes et endiguer la propagation du virus. Je perçois un sens grandissant de la responsabilité dans la population. Sans cela, je serais inquiet.

Nos sociétés très techniciennes vont être à l’arrêt quelques semaines. Qu’est-ce que cela dit d’elles ?

La technique n’aura jamais le dernier mot, contrairement à l’humain ! Certes la parole des scientifiques est précieuse, mais la force d’une société, c’est sa responsabilité, c’est de croire en l’humain, en la fraternité. Cette fraternité est le signe de la grandeur d’une société. La technique doit demeurer à sa place, comme servante de cette fraternité.

Que révèle cette crise de nos liens humains, de notre conception des autres ?

La « fraternité » est le mot fondamental de notre devise républicaine. On parle beaucoup de liberté et d’égalité, mais cela peut dériver dans l’individualisme et dans la domination du plus fort. Liberté et égalité n’ont de sens que si elles font grandir la fraternité, c’est-à-dire nos liens. Cela va plus loin que les liens de famille. Ce sont aussi des liens de voisinage, de bénévolat. Ils montrent la conception que chacun se fait des autres. La fraternité suppose que nous ayons tous le même regard sur la dignité de chacun, même et surtout quand quelqu’un est fragilisé par son âge ou dans sa santé. La fraternité n’est pas froide, ni simplement organisationnelle, elle fait appel à l’empathie, à l’affection, au souci que l’on porte les uns des autres.

Comment peut-on vivre au mieux l’isolément exigé ? Particulièrement les personnes âgées qui souffrent de solitude ?

Des techniques peuvent suppléer un temps à la souffrance de l’isolement, mais rien ne remplacera la relation humaine. Appeler au téléphone ses proches âgés est évidemment possible et nécessaire, pour exprimer de l’affection, pour rassurer. Le confinement est une épreuve. Mais il est important que les personnes âgées dépendantes, comme tout citoyen, comprennent qu’il s’agit d’une lutte collective contre l’épidémie. Qu’elles gardent confiance dans leur personnel soignant. J’ai confiance dans la créativité et l’empathie de ce personnel pour les aider à percevoir cela. Celui-ci est déjà surchargé et la crise l’éprouve particulièrement, mais je sais leur passion pour leur métier. Qu’il soit encouragé en travaillant dans des équipes soudées par le sens de ce qu’ils font. Dans le fond, cette crise nous fait prendre conscience que nous sommes liés tous ensemble, chacun à sa place. Elle nous alerte aussi sur le budget de la santé : il devrait être revisité afin de mieux tenir compte de nos chers « anciens », comme on dit en Afrique.

Quels enjeux démocratiques posent les mesures d’urgence ? Doit-on sacrifier nos libertés individuelles pour l’intérêt général ?

La politique de santé publique est mise en œuvre par l’État pour le bien des citoyens, en particulier les personnes vulnérables. Cela ne supprime pas la responsabilité personnelle et familiale. Chacun doit agir de façon à conserver autant que faire se peut sa santé et celle de ses proches. En cas de crise sanitaire, ce sens de la responsabilité se manifeste quand chacun est prêt à sacrifier librement ses libertés personnelles en vue de l’intérêt de tous. Suivre les recommandations des autorités compétentes, c’est faire preuve d’un sens démocratique et d’une belle charité dans le respect de l’autre. Et ce n’est pas contraire à la démocratie qu’il soit demandé aux citoyens de respecter les mesures prises pour lutter contre l’épidémie. Dans ce contexte, la démocratie appelle la confiance réciproque entre l’État qui assume ses devoirs et les citoyens qui agissent avec responsabilité. Alors cette lutte finira par gagner.

Comment la France peut-elle faire preuve de résilience collective ?

En s’entraidant mutuellement à suivre les recommandations. Dans le métro parisien, un monsieur m’a gentiment rappelé que je devais éternuer dans le coude car, par inadvertance, je ne l’avais pas fait. Bien sûr, les conséquences économiques seront graves. J’espère que les autorités compétentes trouveront tous les mécanismes financiers qui apporteront l’aide adaptée, en particulier aux petites entreprises éprouvées, aux voyagistes, aux restaurateurs…

Quelle attitude peut adopter le chrétien face à cette épidémie ? Le repli sur soi ? Se réunir pour prier ? Aller au plus près des malades malgré les risques ?

Le repli sur soi est contraire à l’Évangile et ronge notre humanité ! Mais les chrétiens doivent être exemplaires dans leur manière de suivre les recommandations, tout simplement par charité. Celle-ci doit primer. La charité, dans ce cas précis, c’est de tout faire pour éviter la propagation du virus. Mais aussi de rompre l’isolement des personnes âgées, et d’autres, lorsque ces actions ne diffusent pas le virus. Que chacun discerne ce que la charité et la prudence lui inspirent de faire ! Les chrétiens peuvent aussi prier pour les morts et leurs familles, pour que l’espérance ne fasse pas défaut, pour que les chercheurs trouvent le traitement adapté, pour que la solidarité soit à la hauteur de la crise, pour les soignants qui vivent une surcharge. Voilà des intentions de prière qui peuvent être jointes aux gestes concrets d’aide, d’accompagnement, de courage, de confiance apportée à des personnes malades ou confinées, tout en n’augmentant pas la transmission du virus.

Quelle réponse peut apporter la foi face à cette épidémie ?

Celle que vivent des malades ! Je suis touché quand j’entends leur prière. Quelle confiance en Dieu, et quel amour pour lui ! Dieu est assez puissant pour nous donner sa sagesse. Il n’abandonne pas celles et ceux qui mettent leur confiance en lui. Il sait tirer un bien du mal : cette crise est une occasion de faire grandir la solidarité effective, de réfléchir à la vraie fraternité et à la juste sobriété de vie. Quelles que soient les interdictions, les chrétiens peuvent toujours continuer à prier en lisant la Parole de Dieu. En ce temps de jeûne de l’Eucharistie, notamment dominical, j’ai confiance dans l’engagement des catholiques qui sauront participer à la solidarité nationale et inventer les moyens pour mieux vivre l’Évangile, pour aimer Dieu et le prochain. Il y a tant d’occasions où ils peuvent témoigner de Dieu et de sa tendresse, dans la vie de chaque jour ! Voilà un rude Carême à vivre dans la confiance !

Beaucoup minimisent le danger en disant que cette maladie ne tue « que » des personnes âgées. Est-ce révélateur de la manière dont nous considérons nos aînés ?

Les « anciens » méritent notre considération, d’autant plus qu’ils sont fragiles. Lisez le début de Matthieu 15. Le commandement biblique « tu honoreras ton père et ta mère » est profond, d’une sagesse étonnante. Tous, nous avons reçu la vie d’eux. Au verset 5, Jésus fustige ceux qui mettent leur argent au profit du Temple plutôt qu’au profit de leurs aînés. La valeur d’un homme et d’une société réside d’abord dans leur capacité d’aimer et de prendre soin des « anciens » qui nous ont tant apporté.