La pandémie du Covid-19, un moment éthique et politique

La pandémie du Covid-19 constitue à la fois un moment éthique et politique. Éthique car elle nous invite à réfléchir aux questions fondamentales qu’elle soulève ; politique car elle nous fait prendre conscience de nos responsabilités en tant que citoyens.

Jean Matos, chargé de mission à l’Archevêché de Rennes pour les questions éthiques et chercheur à l’Université Paris-Saclay, équipe Recherche en éthique et épistémologie.

Article paru sur www.ethique-pandemie.com

Krisis et réflexion éthique

Cette contribution est rédigée alors que la France se prépare à vivre la sortie de confinement annoncée à partir du 11 mai prochain. De nombreuses questions se posent autour, par exemple, de la reprise du travail ou du retour à l’école, des questions qu’il faut anticiper afin de maîtriser au mieux les risques inhérents à cette nouvelle étape que nous aurons à vivre collectivement. Pourtant, il semble nécessaire de s’arrêter encore et de prendre le temps de penser la pandémie du Covid-19, dans ses effets et dans ce qu’elle signifie pour notre société. Telle est la visée de ces lignes rédigées du point de vue d’un formateur et chercheur en éthique : sans formuler de réponses, elles visent à alimenter – de façon forcément succincte – le questionnement éthique indispensable dans un tel contexte. En effet, si la pandémie en cours constitue une crise sanitaire d’une ampleur et gravité sans égal, elle relève aussi, et plus profondément encore, d’une véritable krisis qui nous invite à discerner, à opérer un tri parmi les multiples nuances d’une réalité inédite et, de ce fait, impensée par notre génération. Oui, nous vivons un moment unique, un véritable « moment éthique » dont nous sommes sans doute encore loin de mesurer les contours et les impacts.

Dans l’immédiat de cette krisis, notre responsabilité consiste à la vivre comme un kairos, comme un moment opportun à saisir, ici et maintenant. Le risque serait de le laisser échapper en nous contentant de revenir à la vie « d’avant Covid », à une « normalité » qui est, de toute évidence, irréversiblement révolue.

Pour exprimer l’idée d’un « moment éthique », nous pouvons reprendre ce passage si éclairant d’Hannah Arendt (La crise de la culture, coll. « Folio essais », Paris, Gallimard, p. 225) pour qui une crise « nous force à revenir aux questions elles-mêmes et requiert de nous des réponses, nouvelles ou anciennes, mais en tout cas des jugements directs. » Telle est la responsabilité que nous avons à assumer en déployant une véritable créativité éthique, dans le respect des lois et des valeurs morales partagées. Autrement, et encore selon Arendt, la crise peut devenir « catastrophique », lorsque « nous y répondons par des idées toutes faites, c’est-à-dire par des préjugés. Non seulement une telle attitude rend la crise plus aiguë mais encore elle nous fait passer à coté de cette expérience de la réalité et de cette occasion de réfléchir qu’elle fournit. »

Instaurer une délibération collective

Oui, la crise actuelle constitue une véritable expérience personnelle et collective, une expérience qu’il nous faut penser avant de prendre les décisions qui s’imposent pour le bien de tous. Chacun peut le constater, cette crise fournit de multiples occasions de réfléchir et nombreuses ont été ces derniers temps les prises de parole publiques et étayées, de même que les initiatives visant à favoriser la réflexion en milieu professionnel : que l’on pense, à titre d’exemple, aux groupes de parole mis en place avec les résidants dans certains EHPAD ou encore aux « cellules de soutien éthique » installées en région pour aider les équipes soignantes confrontées à des décisions éprouvantes sur le plan éthique. (Présentation des missions et du fonctionnement des cellules mises en place en Bretagne : www.espace-ethique-bretagne.fr)

En ce contexte de crise, et alors que les pouvoirs publics ont des décisions si importantes à prendre, il est urgent de s’arrêter, de réfléchir et d’engager une délibération collective à même de fonder des choix adaptés et responsables. Un tel effort de délibération suppose la participation effective des citoyens que nous sommes tous et c’est en ce sens que la crise actuelle constitue également un « moment politique ».

Chacun le perçoit, la pandémie du Covid-19 touche tous les milieux sans distinction, elle possède en ce sens un pouvoir étonnant : celui de nous niveler en nous rappelant à quel point nous sommes tous mortels et vulnérables. Tout comme la peste est devenue « l’affaire à tous » les habitants d’Oran dans le roman de Camus, le Covid-19 l’est devenu pour nous aussi : « une fois les portes [de la ville] fermées, ils s’aperçurent qu’ils étaient tous, et le narrateur lui-même, pris dans le même sac… »

Parce qu’elle nous ramène à notre vulnérabilité, la pandémie en cours nous rapproche les uns des autres, alors même que nous devons respecter la « distanciation sociale » ; elle nous rapproche et nous fait prendre conscience, plus que jamais, de notre commune appartenance à l’humanité, dans sa responsabilité collective à l’égard des générations futures et de la nature. (Cf. Hans Jonas, Une éthique pour la nature, coll. « Arthaud Poche », Paris, Flammarion, 2017, p. 89)

Enfin, parce qu’elle est une expérience commune et partagée, la pandémie nous fait prendre conscience aussi de notre responsabilité à l’égard de la Cité et elle nous engage à un véritable sursaut de citoyenneté. L’enjeu est d’autant plus important que notre démocratie est, elle aussi, fragile et ce dans un contexte où les pouvoirs publics doivent engager les concertations nécessaires en amont de la prise de décisions sur des domaines aussi sensibles que la sécurité sanitaire et le respect des libertés fondamentales. Des arbitrages s’imposent et les décisions prises ne pourront être respectées que si elles suscitent l’adhésion des citoyens dans un climat de confiance, lucide, raisonnée et apaisée. Et cette confiance suppose un véritable dialogue que l’État doit favoriser par tous les moyens disponibles. Pour reprendre les termes de Jürgen Habermas, c’est justement en nous engageant dans le dialogue que nous nous laissons ressaisir dans un lien social. (L’éthique de la discussion et la question de la vérité, Paris, Grasset, 2003, p. 25)

Si la pandémie nous a mis tous « dans le même sac », il nous appartient maintenant de tisser et retisser le « lien social » en tant que citoyens. Telle est notre responsabilité éthique et politique dans les mois à venir.

ethique-pandemie.com

Site de réflexion éthique sur la pandémie du Covid-19 fondé par Emmanuel Hirsch, professeur d’éthique médicale Université Paris-Saclay. « Notre objectif, à la fois humble et ambitieux, est de nous comprendre mutuellement et de nous mettre d’accord sur nos désaccords. Cette médiation est plus que nécessaire aujourd’hui pour faire naître un débat public éclairé, ouvert, respectueux et informé sur les enjeux politiques, éthiques, sociaux, juridiques et économiques que pose la crise du Covid-19. »

Les articles publiés sont validés par un conseil éditorial. Ils ouvrent une réflexion sur 3 domaines : Politique et Démocratie – Société et Economie – Science et Médecine