Conférence « Dites aux malades : « Le Royaume de Dieu s’est approché de vous » »

Dimanche 12 février 2017, Mgr Pierre d’Ornellas a donné à Lourdes une conférence à l’occasion de la 25e Journée mondiale du malade, dans le cadre du colloque international « Le Magnificat, cantique de l’Espérance ».

Texte de la conférence

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L’amour mis en œuvre pour nos frères et sœurs malades traverse l’histoire de l’humanité. D’une certaine manière, il mesure la maturité humaine et spirituelle d’une société. Depuis vingt siècles, il est une force particulière à l’intérieur du christianisme. Les malades ne font-ils pas partie de l’envoi en mission des Apôtres ? À la fin de l’Évangile de Marc, nous lisons ces paroles du Ressuscité : « Ils imposeront les mains aux malades, et les malades s’en trouveront bien. » (Marc 16,18)[1] Cela, précise Marc, fait partie des « signes » qui confirment la « Parole » annoncée.

Faire du bien aux malades est donc un critère essentiel de la justesse de la mission de l’Église. Cet amour est mis en lumière au long des siècles par de nombreuses figures de sainteté. Il est aussi manifesté par le dévouement anonyme de beaucoup de chrétiens, professionnels de santé ou bénévoles.

À Lourdes, cela est confirmé de façon lumineuse. Plus encore que les saints au ciel et sur terre, c’est leur Mère, la Vierge Marie, qui a manifesté combien l’amour pour les malades avait une place privilégiée. « Lourdes » proclame que l’amour pour les malades est essentiel à la vie de l’Église. Soigner les malades est une si belle « œuvre de miséricorde » ! Devant ce soin sans cesse prodigué à Lourdes, nous devinons que la Vierge Marie chante son Magnificat : « Mon âme exalte le Seigneur, sa miséricorde s’étend d’âge en âge [ici, à Lourdes et dans tant d’autres lieux à travers le monde où les malades sont aimés, soignés et accompagnés]. »

Pourquoi un tel amour pour les malades ? Pour répondre à cette question, je partirai du récit évangélique de Luc qui nous montrera que la relation de soin – le pacte de confiance entre soigné et soignant – n’est pas symétrique et qu’elle est tout à la fois un lieu de conversion du cœur et une occasion de croissance spirituelle pour les soignants, à cause du « Royaume de Dieu ».

Avant de lire l’Évangile de Luc, je voudrais faire un constat élémentaire que nous pouvons tous faire et qui sera la première partie des réflexions que je vous propose : les malades ont toujours existé et continueront d’être au milieu de nous.

 

I – Les malades présents au milieu de nous

N’est-il pas étonnant que les apparitions de Lourdes aient lieu au XIXème siècle quand des scientifiques faisaient des découvertes qui engagèrent d’indéniables progrès en médecine ? Au moment même où la science découvrait par exemple la méthode anatomoclinique ou l’origine de certaines maladies microbiennes – ce qui permettra à la médecine de franchir des seuils remarquables pour le soin des malades – Lourdes est suscité comme un lieu pour les malades. Quel paradoxe !

Ce paradoxe pourrait être interprété comme une méfiance vis-à-vis de la raison des scientifiques et des soignants, méfiance qui organiserait un lieu spirituel parce que ce serait la foi en Dieu qui est vraiment nécessaire pour les malades. Ou à l’inverse, ce paradoxe montrerait un rationalisme sûr de lui, qui ferait progresser la médecine en dédaignant la dimension religieuse et en la laissant s’exprimer hors de la cité des hommes dans un lieu privé et fermé. Il ne s’agit évidemment pas d’un tel paradoxe mais plutôt d’un fécond dialogue entre la raison qui cherche et la prophétie de l’amour. D’ailleurs, sommes-nous devant un paradoxe ou au contraire devant une profonde vérité à recueillir ?

Science, limites et techniques

Certes, les progrès de la science font reculer certaines maladies et en éradiquent d’autres. Ces formidables progrès peuvent laisser croire qu’un monde sans malades est l’horizon vers lequel nous avons à marcher, quitte à le faire à marche forcée en ignorant discrètement les sages recommandations issues du Code de Nuremberg et en modifiant tout aussi discrètement les directives sur le respect de l’intégrité de l’être humain dès sa conception. La science semble capable de faire reculer les limites de l’être humain, de les dépasser, de les transgresser pour aller vers un humain sans limites et sans défauts. À vouloir – sans doute par peur – supprimer toute limite, le risque est grand de vider la relation soignante de la riche valeur d’humanité pour n’y distiller qu’un pauvre désir morbide et prométhéen, jamais rassasié : devenir sans limites ni défauts, ou mourir !

En vérité, toute limite qui affecte chaque être humain, n’est pas un obstacle ni un échec mais l’occasion d’un surcroît d’humanité et d’amour. Reconnaître les limites de l’être humain ne signifie pas résignation et aveu d’impuissance. C’est au contraire hisser la raison à son plus haut niveau pour qu’elle discerne dans ces limites un surcroît de sens et de bonheur. Il est patent que la foi chrétienne offre un superbe horizon de sens pour la vie de l’être humain. Le christianisme, loin d’être une religion de la résignation plaintive, est un chemin de liberté vraie et heureuse où l’homme trouve plénitude.

Grâce aux progrès de la science, il est évident que la médecine guérit davantage de maladies et apporte ses bienfaits à davantage d’hommes et de femmes, d’enfants et de personnes âgées à travers le monde. Comment ne pas louer ces progrès ! L’Église encourage les scientifiques et les soignants. En leur rendant hommage, elle les aide en attirant leur attention sur la tentation du « paradigme technocratique », pour reprendre l’expression du pape François[2]. Ce paradigme pèse lourd par les contraintes administratives et les rigueurs tatillonnes qu’il exige. Il risque d’étouffer la qualité de l’acte médical non seulement en écartant la question sur la signification du fait même de vivre ou d’avoir la vie ou d’être un vivant, mais aussi en anesthésiant le cœur qui, desséché, ne peut plus nourrir la relation entre le soignant et le soigné.

Pourtant l’acquisition de compétences, toujours à poursuivre au cours d’une carrière de soignant, libère les énergies du cœur pour laisser la place à une relation pleine et humaine grâce à la connaissance médicale qui permet un accompagnement plus ajusté. Par exemple, les progrès de la science palliative et la compétence dans ce domaine permettent un accompagnement toujours plus adéquat à chaque situation.

Disons d’un mot que recherche scientifique, recherche de sens et qualité du cœur vont main dans la main, car Dieu est tout autant source de la quête scientifique, auteur de la quête de sens, et amour qui vivifie le cœur. Benoît XVI nous dirait qu’il est Logos et Agapè, intimement présent en nos désirs et magnifiquement reflété dans la création[3]. Pour le dire autrement, recherche scientifique et recherche d’une meilleure relation humaine entre soignant et soigné vont de pair.

Les techniques médicales ou biomédicales, qui sont toutes des « filles de la science[4] », sont au service de cette relation où soignants et soignés s’enrichissent mutuellement. Aussi sophistiquées soient-elles, ces techniques n’ont pas d’autres vocations que d’être les humbles servantes de la vie humaine qui, loin d’être abstraite, est toujours celle d’une personne en chair et en os, avec son âge, sa mémoire, son cœur, sa conscience, son histoire, ses relations, ses blessures de l’âme, ses espérances et ses joies, ses angoisses et ses interrogations existentielles, ses souffrances et ses douleurs, sa « total pain ».

Quelles que soient les admirables découvertes scientifiques grâce auxquelles des techniques améliorent notre santé, force est de constater que les malades sont toujours parmi nous. Notons déjà une évidence : ils ne se satisfont pas de ces techniques et de leur obscur langage, ils nous appellent tous à entrer dans la relation qui va d’une personne à une personne, et qui traduit un juste amour à leur égard. Ils nous convient à la « sagesse du cœur », comme l’a rappelé le pape François, il y a deux ans[5].

Devant le constat de leur constante présence au milieu de nous, comment ne pas penser à l’affirmation de Jésus : « Les pauvres, vous les avez toujours avec vous. » (Marc 14,7 ; Jean 12,8). Sans doute est-il possible d’affirmer en paraphrasant : « Les malades, vous les avez toujours avec vous. »

Faire œuvre de miséricorde

Un autre passage de l’Évangile nous permet de méditer sur cette présence. Le discours sur le jugement des « nations » – c’est-à-dire ceux qui n’ont pas reçu la foi – dans l’Évangile de Matthieu nous fait entrer dans la compréhension de cette présence permanente des malades. En effet, il s’agit pour Jésus de reconnaître « les bénis de son Père ». L’un des critères qu’il donne est limpide : « J’étais malade et vous m’avez visité » (Matthieu 25,36).

Puisque cela s’adresse aux « nations », ceci est dit à chaque homme. Jésus semble attester cette présence permanente des malades au milieu de l’humanité à toutes les périodes de son histoire. Il sait bien que les hommes ne seront jamais privés de ce critère pour devenir les « bénis de Dieu ». Il donne à cette présence des malades une signification étonnante, pour ne pas dire révolutionnaire : Jésus affirme aux païens – ceux qui ne le connaissent pas – que leur entrée dans le Royaume est due à ce qu’ils Lui ont fait à Lui qui est dans la gloire, quand ils l’ont fait aux malades.

Le pape François nous a rappelé avec force qu’il s’agit d’une « œuvre de miséricorde corporelle[6] ». Sur cette « œuvre de miséricorde » se greffent aussi les « œuvres de miséricorde spirituelles » puisqu’il est bien souvent nécessaire de conseiller un malade qui, à cause de sa maladie, est dans le doute ou la révolte, ou encore de l’aider à sortir de l’ignorance quand il s’interroge de façon existentielle sans avoir aucune clef de réponse à sa portée. Conseiller celui qui doute et instruire l’ignorant sont des « œuvres de miséricorde spirituelles » qui s’allient merveilleusement à la visite des malades et à leurs soins corporels.

La présence des malades au milieu de nous est certainement une invitation permanente à vivre la miséricorde, à devenir miséricordieux. Par eux, nous cessons notre ingratitude envers Jésus qui, alors qu’il vivait sa passion, avait cruellement besoin de miséricorde et personne ne lui en a donné, comme le souligne le pape Jean-Paul II[7]. Sauf Marie, debout tout contre la Croix. Stabat Mater juxta crucem. Mais grâce aux malades, nous pouvons tous, que nous soyons habités par la foi ou non, réparer en quelque sorte cette grave ingratitude. En étant miséricordieux à leur égard, nous le sommes, parfois sans le savoir, à l’égard de Jésus ! Comment Marie, sa Mère, n’en exulterait pas de joie ? En étant miséricordieux à l’égard des malades, nous sommes tous, croyants et non-croyants, les « bénis de Dieu ».

Cette miséricorde est entièrement révélée en Jésus ressuscité. Souffrant sa passion, mort en expirant sur la croix, et mis au tombeau dans le jardin, il est ressuscité par Dieu ! « Celui qui était mort est revenu à la vie », explique le Père « bouleversé de miséricorde » à la vue de son fils (cf. Luc 15,32). Voilà l’acte total, sublime et souverain de la miséricorde divine : il est dans la résurrection de Jésus, le « sauveur du monde » (Jean 4,42). La miséricorde est totalement révélée en l’homme Jésus. Elle récapitule tout bien accompli par les hommes dans le monde. Dès lors, la miséricorde concerne tout homme. Ainsi tout homme dans le monde est convié à la miséricorde pour Jésus en étant miséricordieux pour les malades !

Si le Père des Cieux a ainsi fait miséricorde, c’est pour que tout homme soit miséricordieux, comme Lui l’a été vis-à-vis de son Fils incarné. « Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux » (Luc 6,36). Comment les hommes pourront-ils être miséricordieux comme leur Père des Cieux ? En l’étant vis-à-vis des malades ! Ils sont alors les « bénis du Père ».

La plupart des sociétés, sensibles à Dieu Créateur et Père, ont plus de facilité à percevoir leurs dispositions à la miséricorde. Vis-à-vis de l’athéisme dont la source est occidentale, seule l’expérience authentique de la relation avec le malade est transformante et ouvre le cœur à la miséricorde. Sans bruit, l’Arche, fondée par Jean Vanier, en est un beau signe.

La miséricorde n’est pas un privilège de croyants, même si ceux-ci ont l’admirable mission d’en être les hérauts pour encourager tout homme à être miséricordieux et pour discerner ceux qui le sont en en rendant grâce à Dieu. La miséricorde est l’attitude fondamentale de l’être humain. Cela est manifeste dans l’émerveillement de la maman qui s’exclame devant son nouveau-né : il est le plus bel enfant du monde ! Quand celui-ci souffre, quels trésors de miséricorde sortent du cœur de la maman : elle agit avec empressement et concrètement afin qu’il ne souffre plus !

Les chrétiens que nous sommes aujourd’hui à Lourdes entendent le message des Évangiles : les malades seront toujours avec nous, au milieu de nous, à nos côtés, en raison même de Jésus et de sa mission de salut. Ils nous convient à la miséricorde. Leur simple présence ouvre nos cœurs à l’attitude intérieure de miséricorde et aux gestes concrets qui en découlent pour les soigner, les accompagner, les consoler, les apaiser, les rendre heureux.

Science, vocation et finance

Les scientifiques participent à cette miséricorde pourvu qu’ils aient principalement en vue le malade, une personne vivante et singulière, plutôt que les seules maladies dont elle est porteuse. La science, quand elle ne vise pas seulement à supprimer les maladies mais à prendre soin de la personne malade dans toutes les dimensions de son être[8], est « œuvre de miséricorde ».

Parmi ces scientifiques et ces soignants, des chrétiens d’hier et d’aujourd’hui prennent ce chemin en raison de leur foi chrétienne. Et ils ont raison. Ils y sentent même une vocation. Comment ne pas les saluer, ainsi que ces jeunes qui, au nom de leur foi dans le Miséricordieux, s’engagent dans des études pour être auprès des malades et leur apporter le meilleur soin qui soit ! Qu’aucun n’oublie que leur formation ne sera complète que s’ils se laissent aussi transformer par les malades eux-mêmes ; avec eux, ils apprennent peu à peu « le cœur qui voit[9] », pour reprendre une idée de Benoît XVI.

Ici un point d’attention mérite d’être relevé. L’effort de solidarité est nécessaire pour que la miséricorde soit exercée vis-à-vis de tous les malades dans notre société et dans le monde. Cela induit une réflexion sur les budgets alloués à la recherche, d’un côté, et aux soins des malades, de l’autre côté. Privilégier la recherche, sous prétexte qu’elle trouvera demain des remèdes, au détriment des soins à prodiguer aujourd’hui aux malades, serait un grave manque de miséricorde. La recherche scientifique peut participer de cette miséricorde sans pour autant que la miséricorde exercée vis-à-vis des malades diminue. Recherche de soins futurs et pratique actuelle de soins forment ensemble l’« œuvre de miséricorde » pour nos frères et sœurs malades qui sont au milieu de nous.

Résumons cette première partie. Tout l’engagement, nécessaire et beau, des soignants et des chercheurs ne masque pas la réalité : les malades sont toujours parmi nous. Jésus l’atteste en en tirant une signification salvifique pour l’humanité : grâce aux malades et à la miséricorde qui leur est prodiguée, notre humanité est « bénie de Dieu ». Lourdes en est une prophétie.

 

II – L’Évangile de Luc

Pour la seconde partie, je vous propose de lire un passage de l’Évangile de Luc.

« Dans toute ville où vous entrerez et où vous serez accueillis, mangez ce qui vous est présenté. Guérissez les malades qui s’y trouvent et dites-leur : “Le Royaume de Dieu s’est approché de vous.” Mais dans toute ville où vous entrerez et où vous ne serez pas accueillis, allez sur les places et dites : “Même la poussière de votre ville, collée à nos pieds, nous l’enlevons pour vous la laisser. Toutefois, sachez-le : le Royaume de Dieu s’est approché.” » (Luc 10,8-11)

L’insistance porte clairement sur « le Royaume de Dieu [qui] s’est approché ». Cependant, il est singulier que les « soixante-douze disciples » ont la mission de dire aux malades eux-mêmes que le Royaume de Dieu s’est approché d’eux. Cette précision est frappante. Elle tranche avec le propos général que Jésus a tenu auparavant pour les Douze apôtres : « Il leur donna pouvoir et autorité sur tous les démons, et de même pour faire des guérisons ; il les envoya proclamer le Royaume de Dieu et guérir les malades. » (Luc 9,1-2)

La guérison, un signe d’autre chose

Ces deux passages sont précédés de la guérison du paralytique. Elle se situe au chapitre 5, au début de la vie publique de Jésus.

Ce paralysé est porté par des gens sur une civière. À cause de la foule, il est descendu par le toit et placé devant Jésus. L’instant est solennel. D’une part, ce récit est introduit par l’expression « un jour » (Luc 5,17). Cela veut dire que c’est l’instant que nous vivons tous, chaque jour que Dieu nous donne, chaque matin où nous nous levons pour aller « assister les malades ». Comme ce paralysé, ils sont placés devant nous, au milieu de nous. D’autre part, il y a dans l’assistance « des pharisiens et des docteurs de la Loi qui étaient venus de tous les villages de Galilée et de Judée ainsi que de Jérusalem » (Luc 5,17). Il s’agit des responsables religieux les plus importants de l’époque puisqu’ils viennent de Jérusalem, là où il y a le Temple. Devant les malades, il y a beaucoup de gens savants, que ce soit le monde médical mais aussi les religieux, les conseils d’éthique, etc

Face à cette assistance, que fait Jésus ? Au lieu de guérir le paralytique, il lui dit : « Tes péchés te sont pardonnés. » Mais « les scribes et les pharisiens », présents à ce moment-là, tiennent des « raisonnements » : pour eux, Jésus « dit des blasphèmes ». En effet, selon eux, « Dieu seul » peut pardonner les péchés (cf. Luc 5,21). D’une certaine manière, ils ont raison. Luc insiste sur ces « raisonnements ». Jésus interroge : « Quel raisonnement faites-vous dans vos cœurs ? » (Luc 5,22)

C’est afin d’éclairer ces cœurs au raisonnement endurci, que Jésus opère la guérison du paralytique. Il l’explique lui-même : il le guérit « afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a sur la terre autorité pour pardonner les péchés » (Luc 5,24). Voilà « l’autorité » de Jésus ! Elle est celle du « Fils de l’homme » qui n’est pas dans « les nuées[10] » mais « sur la terre ». Il agit avec la puissance du pardon, celle qui s’exprimera sur la croix : « Pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ! » (Luc 23,34)

Ainsi, le récit de Luc commence en montrant clairement que la guérison opérée par Jésus est un signe de sa mission messianique de pardon. Comme l’Évangile de Marc nous l’a déjà dit, les guérisons sont des « signes[11] » pour autre chose qui est beaucoup plus fondamental : le pardon qui donne grâce et fait vivre de l’Alliance filiale avec Dieu. Ainsi, à chaque fois qu’il est question de guérison dans l’Évangile de Luc, nous savons désormais qu’il s’agit du « signe » d’un don plus spirituel et divin à vivre.

Le salut du corps et de l’âme

Cependant, il faut relever que Jésus, pour la même personne, pardonne ses péchés et guérit sa paralysie. Grâce à ce récit évangélique, nous comprenons que l’acte médical s’inscrit dans cette perspective : la guérison du corps est non seulement le signe d’une autre guérison, beaucoup plus essentielle, celle de l’âme, mais elle est aussi un appel à soigner l’âme et l’esprit du patient. Le soin du corps ne peut aller sans le soin du spirituel. En soignant les corps, les soignants ont la belle mission de soigner la personne. Faire miséricorde au malade inclut ce soin spirituel de la part spirituelle de la personne malade. L’« œuvre de miséricorde corporelle » contient l’« œuvre de miséricorde spirituelle ».

D’ailleurs, dans la conception sémite, en particulier juive, la distinction de l’âme et du corps n’a de sens que dans l’unité de la personne dont le Seigneur prend soin globalement. Faire ensemble un acte de guérison et un acte de salut manifeste que Dieu envoie son Fils afin de prendre soin de toute la personne. Ici est annoncée en filigrane la résurrection de la chair que les chrétiens professent dans leur credo. Le salut de l’âme est aussi salut du corps. Le soignant, qui est habité par la foi chrétienne, vit la miséricorde auprès d’un malade incurable en connaissant cette destinée glorieuse de son corps : il ressuscitera.

Tout cela a une forte incidence sur l’attitude requise auprès des malades, surtout ceux dont les pathologies sont chroniques voire incurables. Faire miséricorde à ces malades consiste à mettre ensemble le soin palliatif et le soin curatif, comme l’a souligné le rapport Sicard en France[12], même si le curatif est prédominant au début. Pour accomplir « l’œuvre de miséricorde », il est nécessaire de vivre ensemble le soin apporter pour guérir la maladie et le prendre soin de la personne qui porte cette maladie. À l’inverse, ne pas être miséricordieux consisterait à reléguer la médecine palliative à l’issue fatale où la médecine curative avouerait son échec, sans doute après un acharnement thérapeutique visant trop exclusivement le seul succès du curatif et non le bien intégral de la personne.

L’« œuvre de miséricorde » qu’est le soin ne s’arrête pas, tant que la personne malade est au milieu de nous. Si les traitements curatifs adviennent raisonnablement à s’arrêter car ils seraient disproportionnés, la personne malade peut ne pas s’en rendre compte si elle se sent et se sait prise en charge par l’accompagnement et par la relation qui la valorisent comme une personne aimée. S’il y avait un échec, il ne réside pas dans l’arrêt raisonnable du traitement[13] curatif mais dans le manque d’accompagnement ou dans la relation ratée et perturbée en raison du stress ou du manque de temps, ou encore de la technique envahissante.

En définitive, la miséricorde des soins est relation avec le malade de telle sorte que celui-ci se sente valorisé comme une « personne », voire comme un « mystère » de grand prix dont aucun soignant ne peut prétendre avoir fait le tour. Grâce à la juste relation de soin, le malade est alors reconnu dans sa dignité d’être humain absolument unique et « irrépétible », dans sa transcendance qui l’ouvre à la présence de Dieu, dans son insondable dignité d’enfant bien-aimé du Père des Cieux, dans son amitié avec Jésus, son « frère aîné » qui est déjà passé par le chemin étroit de la souffrance et qui a aimé Lazare malade (cf. Jean 11,5), et enfin dans sa profondeur intérieure où vit et gémit l’Esprit Saint (cf. Romains 8,26), l’ami invisible qui donne force et paix.

Pour tout dire, la miséricorde des soins est l’attitude qui valorise l’amour présent au cœur du malade : celui-ci demeure capable d’aimer et d’être aimé. Je me souviens de cette infirmière entrant dans une chambre où une femme était dans le coma. Son mari disait à ses enfants : « Elle ne peut plus rien ! » Entendant cela, l’infirmière répliqua immédiatement : « Mais si, elle peut encore aimer ! » Et effectivement, la femme retrouva l’amour intérieur qui peu à peu la remit en relation extérieure, belle et riche, avec les siens, même si elle est en invalidité permanente.

« Le Royaume de Dieu s’est approché de vous »

En gardant en mémoire que la relation soigné-soignant est une telle « œuvre de miséricorde », revenons au texte de Luc. Les « soixante-douze disciples » ont la mission de dire aux malades : « Le Royaume de Dieu s’est approché de vous. » Ces « soixante-douze disciples » représentent chacun de nous, les chrétiens. Nous aussi, nous avons à dévoiler aux malades « le Royaume de Dieu [qui] s’est approché [d’eux] ». Nous avons donc le devoir de le reconnaître, de discerner sa présence. Alors nous nous en émerveillerons et nous chanterons notre Magnificat. Voir le Royaume en eux, c’est voir leur inaliénable beauté. Voilà la source d’un amour indéfectible pour les malades !

Certes, le texte évangélique évoque d’abord la « guérison » de ces malades ; mais celle-ci est signe du pardon, comme nous l’a expliqué l’Évangile de Luc, c’est pourquoi, il faut dire aux malades guéris que « le Royaume de Dieu s’est approché ». Cependant, si la guérison n’est qu’un « signe », alors il est possible de s’arrêter à ces mots : « Dites aux malades : « Le Royaume de Dieu s’est approché de vous ! » »

Cette parole est à entendre dans un saisissant contraste avec les discours des amis de Job. Ceux-ci ne cessent pas de lui dire, d’une manière ou d’une autre, que le mal est en lui. En effet, c’est bien le mal commis qui, selon eux, justifie la maladie que Job subit. On le voit encore dans l’Évangile de Jean : devant la maladie d’une personne aveugle de naissance, les disciples interrogent le maître pour savoir si ce ne serait pas en raison du péché qu’elle aurait elle-même commis ou que ses parents auraient commis, qu’elle est ainsi aveugle (cf. Jean 9,1-2). Nous connaissons la réponse : non, mais c’est pour que la gloire de Dieu soit manifestée. Luc nous engage dans une perspective semblable.

Cependant, n’avons-nous pas à nous convertir tous pour entrer davantage dans cette perspective en voyant la mystérieuse et réelle beauté de nos frères et sœurs les plus malades ou les plus affaiblis ou les plus handicapés ? N’entendons-nous pas souvent tel parent qui, par exemple, s’interroge sur sa culpabilité : qu’ai-je donc fait au bon Dieu pour avoir un enfant si malade ? La réponse n’est pas aisée. Elle risque d’être superficielle sans rejoindre le lieu profond de culpabilité d’où jaillit cette interrogation. Je me souviens de cette Maman et de ce Papa qui, sur plusieurs années, étaient taraudés par cette question face à leur fille profondément autiste. Ici, l’amitié qui écoute et partage est essentielle.

L’Évangile de Luc a été appelé « l’Évangile de la miséricorde ». Chez Luc, le miséricordieux[14] est celui qui « voit », que ce soit Jésus avec la veuve de Naïm (Luc 7,13), le bon Samaritain avec l’homme à demi mort (Luc 10,33), ou le Père avec son fils cadet (Luc 15,20). De même, vraisemblablement, ces « soixante-douze disciples » voient le Royaume de Dieu qui est spécialement à l’œuvre dans les malades.

Nous le savons, la miséricorde consiste à valoriser le pauvre dans sa dignité, comme le soulignent les papes Jean-Paul II, Benoît XVI et François. Cela n’est possible que si nous avons le cœur assez pur pour « voir » cette dignité dans les personnes les plus pauvres, quelle que soit la pauvreté subie. Je pense à certaines personnes en fin de vie dont la fragilité est extrême et les expressions devenues de plus en plus rares ou imperceptibles. Qu’il est beau de voir leur dignité, leur beauté ! Une aide-soignante sortant d’une chambre, où se trouvait une vieille femme ridée proche de sa dernière heure, me dit à son propos : « Qu’elle est belle ! »

Voilà la clef de compréhension que nous offre l’Évangile de Luc.

Les malades, nos maîtres

Il est difficile de définir le « Royaume de Dieu ». Mais nous pouvons en deviner quelques traits que les malades nous dévoilent. Ils sont nos maîtres. Ils nous enseignent l’essentiel. Ils nous conduisent là où ils en sont. Ils nous apprennent le « chemin étroit » qui y conduit (cf. Matthieu 7,14).

Impossible de tricher avec soi-même quand la maladie vient affaiblir l’organisme et le psychisme, quand la faiblesse vient s’imposer et chambouler tout un rythme de vie, quand la solitude taraude, quand la tristesse accable ou quand l’angoisse oppresse. Les refus et les dénis sont habituels ; les dérobades et les illusions sont normales. Mais tout cela s’inscrit dans un combat qui fait entrer peu à peu dans un consentement à la vérité de soi-même. C’est le combat avec l’injustice qui s’exprime par la question « pourquoi ? pourquoi moi ? ». Ce combat ne peut se fuir. Jésus l’a vécu. Il s’impose et la vérité est de le mener au long des jours comme on chemine vers une lumière sans l’entrevoir encore. Ce chemin est un chemin de vérité. Le Royaume est celui de la vérité.

Au-delà des tempéraments, des éducations, des milieux sociaux, les malades entrent progressivement dans la simplicité qui est sincérité, acceptant la faiblesse et les situations où celle-ci les conduit. L’artificiel ou l’éphémère n’a pas de prise sur eux. Certes, la détente et le divertissement sont nécessaires. Mais le malade préfère le silence qui écoute aux paroles oiseuses qui demeurent périphériques ou mondaines. Il a besoin d’une relation vraie qui va d’une personne à une personne. Il oblige celui ou celle qui le visite ou le soigne à se comporter comme une « personne », véritablement. Le Royaume dévoile la beauté intrinsèque de la personne « à l’image et à la ressemblance de Dieu » (cf. Genèse 1,27).

Le malade nous convie à une présence qui ne peut rester neutre. La distance qu’il est juste de garder ne justifie pas le manque de proximité où nous sommes tout entiers présents au malade. Nos faux-fuyants n’ont pas de place face à la personne souffrante. Celle-ci nous oblige à une écoute qui nous engage, à l’écoute du cœur pour vraiment recevoir ce qu’elle a à exprimer. Je me souviens d’une femme, cadre infirmière, qui a réagi de tout son être quand une aide-soignante a rapporté les « gémissements » d’une vieille femme âgée en position de fœtus sous son drap. J’ai vu cette infirmière tout entière tendue dans l’écoute de ces gémissements pour essayer de comprendre le message qu’ils exprimaient. Le Royaume de Dieu se caractérise par l’écoute de ce qui est plus grand, toujours plus grand et plus spirituel, mais plus réel, de ce qui est « caché » et dévoilé à ceux qui ont reçu des oreilles pour écouter (cf. Matthieu 13,14.35).

Cette écoute est d’autant plus vive qu’elle nous oblige à nous pencher sur une souffrance innocente, due à la maladie. Comment ne pas penser au Serviteur de Dieu qui est accablé de souffrances, lui qui n’a commis aucune faute (cf. Isaïe 53,9) ? Au cœur du Royaume de Dieu est présente la souffrance innocente. L’écouter est une école de vie. Recevoir l’attitude des malades face à leur souffrance innocente fait mûrir et grandir notre humanité, l’enrichit de nouvelles connaissances et d’une nouvelle qualité d’amour. Le Serviteur souffrant offre sa vie à son Seigneur (cf. Isaïe 53,10). Comment discerner cette offrande qui, au milieu de résistances, d’obscurités et de questions, s’éveille peu à peu dans le cœur du malade grâce aux consentements donnés et à l’accompagnement fidèle et respectueux. Consentir peu à peu à sa faiblesse, aux dépendances successives qui augmentent, se transforme progressivement en simple offrande de soi. Celle-ci peut s’exprimer en une admirable réalisation du « grand, du premier commandement » de l’amour, que Jésus nous a laissé (cf. Matthieu 22,37-38). Comme il est important que l’accompagnement sache faire grandir cet amour pour Dieu !

Nul ne peut affirmer de façon péremptoire que tel malade a fini son chemin intérieur, ne bougera plus et demeurera figé dans un blocage irrémédiable. Il n’a jamais dit son dernier mot. Il est toujours en devenir, en puissance de s’accomplir, capable de se transformer à travers les épreuves et les crises. Il est en chemin, parfois d’une telle profondeur que celui-ci est imperceptible au regard manquant de confiance ou de discernement. Parfois se dévoilent d’admirables chemins de foi qui culmine dans la paix reçue et offerte. Le Royaume est chemin vers la paix (cf. Jean 14,6 ; 20,21)

Les malades nous instruisent, eux qui passent par le « chemin étroit » avant nous. La pâque par laquelle ils vivent ces continuels passages au long de leurs jours et de leurs libertés est au cœur du Royaume. Ils en sont les témoins pour peu que nous sachions les écouter avec patience, compassion et amour. Ils deviennent peu à peu ces « petits » de l’Évangile à qui Jésus promet le Royaume (cf. Matthieu 18,4). À eux revient la première béatitude : « Heureux les pauvres de cœur, le Royaume des Cieux est à eux. » (Matthieu 5,3)

Enfin, des malades rendent témoignage du Royaume qui s’est approché d’eux, quand ils expriment leur merci pour tout ce qu’ils ont reçu. Cela advient de façon admirable chez certaines personnes âgées qui, au terme d’une longue vieillesse, reconnaissent avec une humble et joyeuse gratitude tout ce qui leur a été donné au cours de leur existence. Elles deviennent des personnes eucharistiques. Elles offrent « le sacrifice d’action de grâce » (Psaume 49,14.23). Croyantes, elles se tournent vers Dieu remplies de gratitude, faiblement mais si entièrement ! Non croyantes, elles se tournent vers celles et ceux par qui Dieu leur a tant donné. Qu’il est beau et consolant de voir cette action de grâce montée de notre humanité faible et pauvre, au milieu d’une agitation repue et matérialiste ! Comment ne pas la joindre au Christ dans l’Eucharistie célébrée !

Pour finir, je voudrais rapporter le propos d’une femme médecin qui venait de quitter la chambre d’une dame âgée et malade. Quinze minute après, l’interne demande au médecin de retourner voir cette dame. Agacée en raison du manque de temps et parce qu’elle venait de la voir, le médecin finit par accéder au désir de cette dame. Celle-ci lui dit : « Docteur, vous savez, je prie le Notre Père. Mais je n’arrive pas à aller plus loin que ces deux mots, car c’est si beau de savoir que Dieu est Notre Père, qu’il est le Père de chacun de nous et que nous sommes ses enfants ! » Le médecin, catholique pratiquante, en est bouleversée. Elle dit à la dame : « Savez-vous que sainte Thérèse de Lisieux disait comme vous ? » Alors, avec un sourire amusé, la dame malade répond : « Je ne savais pas que sainte Thérèse disait comme moi. » Puis le Docteur la quitte. Une demi-heure après, on est venu l’avertir : la dame venait de mourir.

Oui, aux malades, dans leur cheminement de vérité, de combat, de simplicité, de souffrance innocente, d’offrande, de gratitude, il est possible aux chrétiens de dire : « Le Royaume s’est approché de vous. » Au cœur de l’Église, ils nous convient tous à la miséricorde. Au cœur de l’Église, leur prière avec l’offrande de leurs faiblesses et de leurs souffrances est communion à Jésus en son Royaume. Ils sont le soutien indéfectible de sa mission d’évangélisation. Thérèse de Lisieux, en son lit d’infirmerie, le montre : cette malade est devenue patronne des missions.


 

[1] Dans l’Évangile de Marc, c’est en imposant les mains que Jésus guérit les malades (Marc 6,5 ; 8,23). Déjà dans Marc, les « Douze » – les Apôtres – « faisaient des onctions d’huile à beaucoup de malades et ils les guérissaient » (6,13). Ces références, avec celle tirée de la Lettre de Jacques : « L’un de vous est malade ? Qu’il appelle les Anciens en fonction dans l’Église : ils prieront sur lui après lui avoir fait une onction d’huile au nom du Seigneur. Cette prière inspirée par la foi sauvera le malade : le Seigneur le relèvera et, s’il a commis des péchés, il recevra le pardon. » (5,14-15), permirent à l’Église de reconnaître un rite propre en faveur des malades : le sacrement qu’est l’Onction des malades. Je ne l’aborderai pas ici, même s’il est évident que l’accompagnement des malades par l’Église catholique contient la célébration de ce sacrement, comme cela a été proposé hier à Lourdes pour la XXVème Journée du malade. Sur ce sacrement, on peut se reporter au Catéchisme de l’Église Catholique, n. 1499 – 1523. Voir aussi l’homélie que Benoît XVI prononça à Lourdes le 15 septembre 2008.

[2] Encyclique Laudato Si’ sur La sauvegarde de la maison commune, 24 mai 2015, n. 101 à 112, 189, 203.

[3] Voir par exemple Benoît XVI, discours à l’Université du Sacré-Cœur, 3 mai 2012 ; encyclique Caritas in veritate sur Le développement intégral dans la charité et la vérité, 29 juin 2009, n. 3

[4] Voir Vatican II, constitution Gaudium et spes sur l’Église dans le monde d’aujourd’hui, 7 décembre 1965, n. 5. Sur la technique, il est éclairant de lire Benoît XVI, encyclique Caritatis in veritate, n. 69 à 71.

[5] Message pour la XXIIIème Journée mondiale du malade.

[6] Bulle Misericordiae vultus, 11 avril 2005, n. 15.

[7] Encyclique Dives in misericordia, 30 novembre 1980, n. 8.

[8] La place de l’aumônerie est essentielle. L’être humain est religieux. Ses quêtes spirituelles sont réelles. L’expression de son ouverture à la transcendance est parfois bouleversante. Cela s’exprime souvent dans une religion, laquelle a parfois des rites ou des coutumes inappropriés aux pratiques du soin. Avec le christianisme, foi et raison sont en si grande harmonie que ses pratiques religieuses doivent pouvoir coexister sereinement avec les pratiques soignantes. La laïcité bien comprise demeure adaptée au précieux service de l’aumônerie. Accompagner le malade dans son expression religieuse fait partie du prendre soin de la personne. Il est compréhensible que les institutions soient distinguées entre l’institution de soin qui apporte les soins, l’institution de bénévoles qui visitent, l’institution religieuse qu’est l’aumônerie. Chaque institution a son langage, mais toutes ensemble désirent prendre soin de la personne malade. Il serait regrettable que la distinction soit un cloisonnement qui nuirait à son juste accompagnement. En effet, la personne est une. Sa « très haute vocation » est « unique », à savoir « divine », proclame le concile Vatican II (Gaudium et spes, n. 22). La personne peut préférer exprimer sa quête de foi au médecin plutôt qu’à l’aumônier, comme cela se voit dans l’exemple que je donne en conclusion ! Chaque institution devrait bénéficier d’une formation appropriée pour mieux appréhender cette « très haute vocation » de chaque personne humaine et savoir écouter les autres langages qui l’expriment, afin d’être à même de toujours mieux accompagner. Dans cet exposé, je me place du point de vue de la personne malade qui accomplit son cheminement vers la réalisation de sa « sublime vocation » au sein même de la maladie.

[9] Benoît XVI, encyclique Deus caritas est sur L’amour chrétien, 25 décembre 2005, n. 31b.

[10] Il faudrait ici commenter la lecture que font les Évangiles du chapitre 7 du Livre de Daniel quand ils évoquent Jésus parlant de lui-même en faisant mention du « Fils de l’homme ». Dans Daniel, celui-ci apparaît « sur les nuées » et reçoit « la royauté qui ne sera jamais détruite ». Les Évangiles évoquent ainsi Jésus comme « roi ». Puisque nous lisons l’Évangile de Luc, voir par exemple Luc 23,3.38.42.

[11] Il serait trop long de réfléchir sur les « signes » dans les Évangiles, mais puisque le soin des malades est contenu dans l’envoi des Apôtres, il est bon d’en dire un mot. Il s’agit de signes messianiques qui permettent de reconnaître le Messie, comme le suggère l’Évangile de Jean (7,31). L’Évangile de Luc ne parle pas des « signes » opérés sur les malades, comme le font l’Évangile de Marc et l’Évangile de Jean (6,2). Chez Jean, plusieurs autres « signes » sont accomplis comme le changement de l’eau en vin aux noces de Cana (2,11) ou la multiplication des pains (6,14). Cependant, à la fin de la première grande partie de l’Évangile de Jean, on lit ceci : « Quoi qu’il eut opéré devant eux tant de signes, ils ne croyaient pas en lui. » (12,37) Dans l’Évangile de Luc, comme dans l’Évangile de Matthieu, le grand « signe » est « le signe de Jonas » (11,29), c’est-à-dire la mort sur la croix et la résurrection.

[12] Documentation française, Rapport Penser solidairement la fin de vie, décembre 2012, p. 35. Ici, quand j’emploie l’expression « soin palliatif », je ne pense pas d’abord à la prise en charge de la personne en fin de vie, mais à la qualité de la manière attentive et respectueuse avec laquelle on considère la personne malade par des gestes et des paroles, voire des soins, appropriés à ses besoins.

[13] Il serait intéressant d’analyser les différentes notions juridiques que recouvre le terme « traitement » dans les diverses législations nationales. En France, les législateurs ont voulu que dans la dernière loi sur la fin de vie l’hydratation et la nutrition soient englobées sous le seul vocable « traitement ». Cela est critiquable et ne favorise pas une juste compréhension d’un accompagnement adapté à chaque situation. Voir Mgr Pierre d’Ornellas et alii, Fin de vie. Un enjeu de fraternité, Salvator, 2015, p. 127-128, où est cité le texte de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Réponses aux questions de la Conférence Épiscopale des États-Unis concernant l’alimentation et l’hydratation artificielles, 1er août 2007.

[14] Ce mot traduit l’expression grecque splagchnizomai qui, trois fois dans l’Évangile de Luc (en Jésus (7,13), le bon Samaritain (10,33), le Père du fils prodigue (15,20)), s’inspire de l’hébreux rahoum (le miséricordieux) ou rahamim (miséricordieux), qui évoque les entrailles maternelles bouleversées par le fils. Voir Exode 34,6 ; Deutéronome 4,31 ; Psaume 85,15 ; 102,8 ; 144,8.